Je sortis du caisson dans lequel je passais maintenant la majeure partie de mes journées.
En sortir devenait de plus en plus un supplice, mais mon repas venait d’arriver. J’ouvris la fenêtre pour permettre au bras téléguidé de déposer mon sachet. J’aurais du la laisser ouverte ce matin, comme ça il l’aurait directement laissé sur la table.
Je repensais distraitement à l’époque où des semblables étaient chargés de cette tache. On allait leur ouvrir la porte d’entrée et ils nous tendaient notre dîner. Cette époque me paraissait bien lointaine à présent.
“Hariett, paramètre la fenêtre pour qu’elle s’ouvre immédiatement après la commande de mon déjeuner s’il-te-plaît”. Après une seconde de réflexion je rajoutai : “tous les jours”.
Le bruit familier signifiant qu’elle avait compris et enregistré ma demande retentit. Distraitement, j’ouvris ma boîte-repas.
Tiens, c’était une sorte de curry de légumes aujourd’hui. Pas mal. Mieux en tout cas que l’omelette d’hier. Il faudrait que je vérifie à nouveau que mes choix alimentaires avaient été enregistrés car plus jamais je ne voulais remanger des oeufs de ferme. Rien qu’en imaginant ces pauvres poules empilées sur plus de 3km de haut dans des cages individuelles, j’avais la gerbe. Les légumes, fruits et viandes de laboratoires me convenaient bien mieux, merci.
J’allumai l’écran depuis mon canapé et zappai distraitement entre les programmes du midi. J’avalai ma première cuillère de curry.
Oui, vraiment sympa avec ces morceaux de chou-fleur.
Je m’arrêtai sur une vidéo spéciale repas. “Un déjeuner apaisé et accompagné, en pleine conscience”. Validé.
J’agrandi la projection au mur et enchaînai avec une nouvelle bouchée. Le repas de la personne artificielle en face de moi semblait similaire au mien. Coïncidence ou bonne gestion d’algorithme de mon assistant virtuel ? Une bonne surprise dans tous les cas. Je ne l’écoutais pas vraiment parler, jusqu’à ce que sa voix enthousiaste retentisse dans mon casque : “N’oubliez pas de prendre votre prescription si cela n’a pas déjà été fait ! C’est toujours mieux avec les repas !”.
Ah oui. Où était la boîte déjà ?
Je tâtonnait autour de moi et la trouvait entre deux coussins du canapé. J’avais du la laisser là après la prise de ce matin, trop excitée à l’idée de commencer ma journée pour les ranger.
Les deux petits cachets passèrent dans ma gorge, sans eau. Je repris une bouchée pour les aider à glisser.
C’est fait.
Plus de risque de perdre pied et me jeter par la fenêtre ce soir. Enfin, façon de parler, car de toute façon, elle est bloquée. Chaque nuit. Pour empêcher les insomniaques de succomber à leurs idées.
Peut-être devrais-je songer à investir dans un caisson de nouvelle génération. Celui qui fournit les déjeuners par infiltration. Ça m’éviterait de devoir sortir à chaque fois et subir ça. J’ai entendu dire qu’il bossaient sur un nouveau modèle aussi, un qui te permet de dormir dedans et de ne quasi-jamais en sortir grâce à une technologie d’électrodes pour stimuler les muscles et éviter l’atrophie.
Mais bon, ce sera hors-budget donc inutile d’y penser.
Peut-être dans quelques années. Le mien me permet déjà de me soulager toute la journée, ça m’évite déjà toutes les pauses toilettes et ça c’est appréciable.
Quand je pense que de nombreux modèles non-raccordés à l’évacuation sont encore en circulation je plains les gens qui en ont. Ça doit gâcher toute l’immersion, ces pauses fréquentes aux wc. Niveau déprime et redescente brutale sur terre, iels doivent être servi’es, les pauvres.
Enfin. D’un autre côté, lorsque l’on passe trop de temps connecté, la chute est encore plus brutale. Sans compter celles et ceux qui n’arrivent plus à faire la différence entre leurs deux réalités.
C’est aussi pour cela il me semble que nos fenêtres sont verrouillées sur les heures de déconnexion classiques. Au début, beaucoup se sont défenestrés par erreur. Ils croyaient être dans une simulation buggée et souhaitaient en sortir. En tout cas, c’est ce qu’on avait du nous expliquer. À l’époque. C’est un peu flou je l’avoue.
On ne nous en parle plus en tout cas, de tout cela.
Il n’y a plus réellement d’informations à donner aujourd’hui j’imagine. À part quelques attaques pirates par-ci par-là.
On est tous dans nos appartements individuels, reliés à nos caissons. La fenêtre par laquelle on se fait livrer est le seul accès extérieur ici. Enfin, non, c’est faux, on a bien les portes de secours pour pouvoir s’échapper. Mais, en vrai, quel serait l’intérêt ?
Je l’ai fait une fois. J’ai essayé de sortir, juste pour regarder. Je me suis retrouvée au milieu d’un champ d’immeubles, désert. On n’en voyait pas le sommet. Le ciel était bas et gris, étouffant. Il semblait crépiter. J’entrapercevais quelques bras-automatisés se déplacer sur leurs rails, entrer et sortir d’appartements. Dans un silence parfait, le spectacle était effrayant.
Je n’ai pas cherché à explorer. Je suis vite remontée.
Dans ces conditions, qu’est-ce qu’il pourrait bien se passer ?
Je ne sais même pas si il y a encore des états. Il y en avait avant. Et on devait demander aux gens qui nous gouvernaient des choses. Mais en réalité, ils faisaient bien ce qu’ils voulaient.
Aujourd’hui ça me paraît plus simple. Notre système de sondage libre fonctionne bien et il ne se passe plus rien de notable dans le monde extérieur.
On peut rester connecté sans culpabilité. Tout est bien géré.
Allez, repas terminé.
Le temps passé ici commençait à trop s’étirer à mon goût.
Je jette le sachet-déjeuner par la fenêtre, replace les électrodes sur mon crâne rasé, et referme la porte du fauteuil à réalité augmentée autour de moi.
Hariett avait commencé à clignoter mais peu m’importait.
J’étais repartie.